Stéphane Mallarmé un coup de dés...  
POESIES
Le Guignon
Stéphane Mallarmé  
 
Accueil
oeuvres
Traductions
Autour de Mallarmé
Les mots de Mallarmé
Divagations
Le site

Stéphane Mallarmé

 

LE GUIGNON

Au-dessus du bétail ahuri des humains
Bondissaient en clarté les sauvages crinières
Des mendieurs d'azur le pied dans nos chemins.

Un noir vent sur leur marche éployé pour bannières
La flagellait de froid tel jusque dans la chair,
Qu'il y creusait aussi d'irritables ornières.

Toujours avec l'espoir de rencontrer la mer,
Ils voyageaient sans pain, sans bâtons et sans urnes,
Mordant au citron d'or de l'idéal amer.

La plupart râla dans les défilés nocturnes,
S'enivrant du bonheur de voir couler son sang,
O Mort le seul baiser aux bouches taciturnes!

Leur défaite, c'est par un ange très puissant
Debout à l'horizon dans le nu de son glaive:
Une pourpre se caille au sein reconnaissant.

Ils tètent la douleur comme ils tétaient le rêve
Et quand ils vont rythmant de pleurs voluptueux
Le peuple s'agenouille et leur mère se lève.

Ceux-là sont consolés, sûrs et majestueux;
Mais traînent à leurs pas cent frères qu'on bafoue,
Dérisoires martyrs de hasards tortueux.

Le sel pareil des pleurs ronge leur douce joue,
Ils mangent de la cendre avec le même amour,
Mais vulgaire ou bouffon le destin qui les roue.

Ils pouvaient exciter aussi comme un tambour
La servile pitié des races à voix terne,
Égaux de Prométhée à qui manque un vautour!

Non, vils et fréquentant les déserts sans citerne,
Ils courent sous le fouet d'un monarque rageur,
Le Guignon, dont le rire inouï les prosterne.

Amants, il saute en croupe à trois, le partageur!
Puis le torrent franchi, vous plonge en une mare
Et laisse un bloc boueux du blanc couple nageur.

Grâce à lui, si l'un souffle à son buccin bizarre,
Des enfants nous tordront en un rire obstiné
Qui, le poing à leur cul, singeront sa fanfare.

Grâce à lui, si l'une orne à point un sein fané
Par une rose qui nubile le rallume,
De la bave luira sur son bouquet damné.

Et ce squelette nain, coiffé d'un feutre à plume
Et botté, dont l'aisselle a pour poils vrais des vers,
Est pour eux l'infini de la vaste amertume.

Vexés ne vont-ils pas provoquer le pervers,
Leur rapière grinçant suit le rayon de lune
Qui neige en sa carcasse et qui passe au travers.

Désolés sans l'orgueil qui sacre l'infortune,
Et tristes de venger leurs os de coups de bec,
Ils convoitent la haine, au lieu de la rancune.

Ils sont l'amusement des racleurs de rebec,
Des marmots, des putains et de la vieille engeance
Des loqueteux dansant quand le broc est à sec.

Les poëtes bons pour l'aumône ou la vengeance,
Ne connaissent le mal de ces dieux effacés,
Les disent ennuyeux et sans intelligence.

« Ils peuvent fuir ayant de chaque exploit assez,
« Comme un vierge cheval écume de tempête
« Plutôt que de partir en galops cuirassés.

« Nous soûlerons d'encens le vainqueur de la fête:
« Mais eux, pourquoi n'endosser pas, ces baladins,
« D'écarlate haillon hurlant que l'on s'arrête! »

Quand en face tous leur ont craché les dédains,
Nuls et la barbe à mots bas priant le tonnerre,
Ces héros excédés de malaises badins

Vont ridiculement se pendre au réverbère.

[précédent] [suivant]


Premier état du guignon , daté de 1862, d'après un manuscrit de Mallarmé.

 

  LE GUIGNON

Au-dessus du bétail écoeurant des humains
Bondissaient par instants les sauvages crinières
Des mendieurs d'azur perdus dans nos chemins.

Un vent mêlé de cendres effarait leurs bannières
Où passe le divin gonflement de la mer,
Et creusait autour d'eux de sanglantes ornières.

La tête dans l'orage, ils défiaient l'Enfer
Ils voyageaient sans pain, sans bâton et sans urnes,
Mordant au citron d'or de l'Idéal amer.

La plupart ont râlé dans des ravins nocturnes
S'enivrant du plaisir de voir couler leur sang
La Mort fut un baiser sur ces fronts taciturnes.

S'ils sont vaincus, c'est par un Ange très puissant
Qui rougit l'horizon des éclairs de son glaive ;
L'orgueil. fait éclater leur cour reconnaissant.

Ils tètent la Douleur comme ils tétaient le Rêve,
Et quand ils vont rythmant leurs pleurs voluptueux,
Le peuple s'agenouille et leur mère se lève.

Ceux-là sont consolés étant majestueux,
Mais ils ont sous les pieds leurs frères qu'on bafoue,
Dérisoires martyrs d'un hasard tortueux.

Des pleurs aussi salés rongent leur pâle joue,
Ils mangent de la cendre avec le même amour,
Main vulgaire ou grotesque est le Sort qui les noue.

Ils pouvaient faire aussi sonner comme un tambour
La servile pitié des races à l'oeil terne,
Égaux de Prométhée à qui manque un vautour !

Non. Vieux, et fréquentant les déserts sans citerne,
Ils marchent sous le fouet d'in squelette rageur,
Le Guignon dont le rire édenté les prosterne.

S'ils vont, il grimpe en croupe et se fait voyageur ;
Puis, le torrent franchi, les plonge en une mare
Et fait un fou crotté d'un superbe nageur ;

Grâce à lui, si l'un chante en son buccin bizarre
Des enfants noua tordront en un rire obstiné
Qui, sou dans leurs mains, singeront sa fanfare ;

Grâce à lui, s'ils s'en vont tenter un sein fané
Avec des fleurs, partout l'impureté s'allume,
Des limaces naîtront sur leur bouquet damné;

Et ce squelette nain, coiffé d'un feutre à plume
Et botté, dont l'aisselle a pour poils de longs vers,
Est pour eux l'infini de l'humaine amertume.

Et si, rossés, ils ont provoqué le pervers,
Leur rapière en grinçant suit le rayon de lune
Qui neige en sa carcasse et qui passe à travers.

Malheureux sans l'orgueil d'une austère infortune,
Dédaigneux de venger leurs os de coups de bec,
Ils convoitent la haine et n'ont que la rancune.

S'ils sont l'amusement des râcleurs de rebec,
Des putains, des enfants, et de la vieille engeance
Des loqueteux dansant quand le broc est à sec.

Les poëtes savants leur prêchent la vengeance,
Et ne voyant leur mal et les sachant brisés,
Les disent impuissants et sans intelligence.

Ils peuvent, sans quêter quelques soupirs gueusés,
" Comme un buffle se cabre affairant la tempête
" Savourer âprement leurs maux éternisés !

" Noua soûlerons d'encens les Forts qui tiennent tête
" Aux fauves séraphins du mai! - ces baladins
" N'ont pas mis d'habit rouge et veulent qu'on s'arrête ! "

Quand chacun a sur eux craché tous ses dédains,
Nus, assoiffés de grand, et priant le tonnerre,
Ces Hamlet abreuvés de malaises badins

Vont ridiculement se pendre au réverbère.

Mesurez votre audience